Architecture

MATHURIN CRUCY, ARCHITECTE NÉOCLASSIQUE (1749-1826)

Mathurin Crucy se forme initialement au sein de l’atelier de Ceineray (alors Architecte-voyer de la ville de Nantes), puis avec Louis-Etienne Boullée, auprès duquel il prépare le concours d’entrée à l’Académie royale d’architecture. Il remporte le second Prix en 1773 avant d’obtenir le Premier Grand Prix l’année suivante avec son projet de Bains publics inspirés des thermes romains. Il part ainsi pour quatre années à l’Académie de France à Rome. Il n’y restera que deux ans, préférant parcourir l’Italie et découvrir ses vestiges antiques, qui influenceront toute son œuvre ensuite.

Bains publics d’eaux minérales, esquisse d’une coupe. Crucy, 1er Grand Prix, 1774 (n°29)

Bains publics d’eaux minérales, élévation. Crucy, 1er Grand Prix, 1774 (n°27)

En Europe, depuis les fouilles archéologiques d’Herculanum (1738) et de Pompéi (1748), on assiste à un véritable engouement pour l’architecture antique rompant ainsi radicalement avec l’esthétique baroque. De retour à Paris, il enseigne à l’Académie Royale de Peinture.

Façade orientale et façade occidentale de la bourse. crucy, 1790 (n°110 et 109)

En 1779, il devient à son tour Architecte-voyer de la ville de Nantes et poursuit le plan général d’embellissement de la ville initié par son prédécesseur Jean-Baptiste Ceineray, dont le plus gros ouvrage est à réaliser sur le quartier Graslin. En 1784, il conçoit la salle de spectacle, suivant les principes esthétiques et architectoniques du Théâtre de l’Odéon. Il signe avec la réalisation du théâtre Graslin son œuvre la plus considérable.

Nantes. Halle au poisson de l’île Feydeau. Crucy, 1783. Nantes – Archives municipales (n°129)

Parallèlement à son statut d’Architecte-voyer, il est, avec ses frères à la tête d’une entreprise de construction navale, la société L. Crucy Frères, installée au bout du quai de la Fosse. Lorsque l’activité s’intensifie, Crucy met de côté ses activités d’architecte pour se consacrer à sa société familiale.

Au-delà du théâtre Graslin et du cahier des charges des façades du Cours Cambronne, citons parmi ses œuvres :

– 1783 : la halle aux poissons à la pointe de l’île Feydeau,
– 1786 : la nef de la cathédrale de Rennes,
– 1790 : le Palais de la Bourse à Nantes, aux réminiscences palladiennes,
– de nombreux hôtels particuliers nantais, dont les maisons de la place de la Chambre des Comptes (1781 – actuelle place R.Salengro) et l’Hôtel Montaudouin en 1782 (actuelle place Foch),
– 1812 : la maison du jardinier de La Garenne Lemot à Clisson,
– 1821 : la halle aux toiles à Nantes.

Nantes. Maisons, place de la Chambre des Comptes. Crucy, 1781 (n°48)

Charte associée à l’acte de vente des parcelles situées sur le terrain des capucins et datée du 1er octobre 1791, Archives municipales de Nantes, DD 227, n°82

Charte associée à l’acte de vente des parcelles situées sur le terrain des capucins et datée du 1er octobre 1791.
Archives municipales de Nantes, DD 227, n°82

« Relativement aux portions de terreins dépendants du couvent des capucins de la Fosse, sont les clauses et conditions qui suivent :
1°. Il est arrêté que, sur la place, la façade des maisons répondra à la décoration de ladite place.
2°. Que du côté promenade, les hôtels auront leur rez-de-chaussée de quatorze piés d’élévation, sous soliveaux, leur premier étage de douze piés et leur deuxième de onze piés aussi sous soliveaux et point de mansarde.
3°. Que le plan de décoration et la forme des toits seront conformes aux plan et élévation donnés par l’architecte-voyer, et approuvé par la municipalité.
4°. Que chaque acquéreur sera tenu de metere le même nombre d’assise de grisons que le premier qui aura bâtiet qui ne pourra être moindre de trois en sus de la terrasse et que tous les murs seront recouverts en tuffeau.
5°. Que la municipalité donnera gratuitement dix piés de terreins en avant des maisons dans toute leur longueur, du côté de la promenade, à charge seulement aux acquéreurs d’y former des terrasses qui seront élevées à la hauteur qui sera indiquée et dont on ne pourra faire d’autre usage que d’y établir des jardins ou parterres, de former une balustrade en fer qui sera rétablie sur le mur de la terrasse qui sera en grisons, la forme et la hauteur de ladite balustrade indiquée sur le plan.
6°. Que chaque propriétaire pourra avoir une porte en fer pour la communiquer à la promenade et les marches pour y descendre ne pourront être prises qu’intérieurement.
7°. Que du côté de la rue, les propriétaires bâtiront comme bon leur semblera, en se conformant néanmoins au niveau et alignement qui leur seront donnés.
8°. Que la municipalité fera à ses frais les portes en fer pour clore la promenade.
9°. Que les propriétaires payeront en mars le portier, en raison du nombre de croisées qu’ils auront sur la promenade.
10°. Que la municipalité vend quitee les lods et ventes de la partie des terreins dont elle avait traité avec les ci devant capucins, donnant sur la rue de Penthièvre, que le surplus étant bien national en est exempt de droit.
11°. Que la municipalité s’interdit à perpétuité la faculté de disposer du terrein de la promenade pour tout autre objet que celui auquel il est destiné.
12°. Que le premier emplacement donnant sur la promenade à gauche en entrant par la rue de la constitution fournira le logement du portier, consistant dans une chambre qui équivaudra une pièce de onze piés quarrés, à cheminée, sans diminution du prix du terrein.
13°. Que les adjudicataires seront tenus d’avoir bâtidans trois ans à compter de la St-Jean-Baptiste prochain.
14°. Que la ville s’oblige dans le même délai d’excaver la promenade et de planter les arbres lorsqu’elle sera dégagée des matériaux.
15°. Qu’elle se réserve tous les matériaux provenant de la démolition des maisons et murs ainsi que les arbres de toute espèce.
16°. Que chacun des acquéreur sera tenu de former une cloison en plancher à 6 piés de distance du premier rang d’arbre, pendant le temps de leur bâtisse et ne pourront éteindre leur chaux dans cette enceinte.
17°. Que les adjudicateurs exporteront leur terre au fur et à mesure de l’excavation dans l’endroit indiqué qui ne pourra être de plus de 300 toises et ne pourront faire passer les eaux pluviales ni aucun égout sur la promenade.»

LE COURS CAMBRONNE, UN MANIFESTE NÉOCLASSIQUE

Le cahier des charges signé par Crucy en 1792 (mentionnant des «plan et élévation de l’architecte-voyer») définit une façade ordonnancée, rythmée par la répétition systématique d’une même trame.

Toutes les constructions sont réalisées selon le même type de division horizontale, celui des immeubles de rapport avec un appartement à chaque étage. Les façades sont formées de 61 travées séparées par des pilastres monumentaux d’ordre ionique. Les terrasses soulignées par le balcon filant continu du premier étage et, en couronnement, la balustrade soulignée par une corniche très saillante marquent l’horizontalité. La succession de pilastres accentue l’effet de perspective.

Le décor reste sobre conformément à l’esprit néoclassique, avec un traitement en bossage continu sur le rez-de-chaussée, une corniche à modillons supportant le balcon filant du premier étage, une corniche à denticules supportant la balustrade et des pilastres ioniques. La ferronnerie des balcons renvoie aussi au courant néoclassique avec un dispositif de cadres en fer laminé à section carrée, de cercles et d’une frise formée de petites volutes
en forme de vagues.

Les combles discrets s’effaçant derrière la balustrade sont progressivement surélevés en étage d’attique, modifiant l’horizontalité du couronnement d’origine. Seuls deux immeubles ont conservé les volumes originaux de toiture : le 7 rue Gresset et le 18 rue de l’Héronnière.

Les façades donnant sur les rues adjacentes n’étaient pas réglementées ; leur architecture diff ère ainsi selon les commandes, dates et architectes. Tout ce quartier construit pour et par la bourgeoisie d’affaires sous le contrôle des architectes voyers de la Ville (Crucy, Peccot, Ogée, Demolon, Driollet) répondait aux normes de construction exigées alors. Les règlements de police du 6 juin 1743 concernant la réédifi cation de maisons, complétés en 1808 par un arrêté municipal et en 1839 par un autre arrêté s’inspirant des mesures en vigueur à Paris fixaient des contraintes importantes quant à l’alignement à respecter, au choix des matériaux, à l’aspect extérieur des façades, à l’établissement des conduits d’évacuation des eaux usées…

DES RÉALISATIONS COHÉRENTES QUI S’ÉCHELONNENT DANS LE TEMPS

En 1820, Crucy en fait lui-même la description en 1820 : « les maisons déjà construites sur cette promenade lui ont imprimé beaucoup de majesté.» [AD44. 21 JJ)] Mais à cette date, il n’y a que 5 immeubles (dont 1 inachevé) qui existent.

Dans le Bulletin de la Société archéologique (SAHNLA), Claude Cosneau fait l’analyse des dossiers de voirie conservés aux Archives Municipales (série 0 1) pour les rues concernées. Ce travail précieux permet de rassembler les dates de construction de tous ces immeubles ainsi que leurs architectes, sur le plan de synthèse ci-dessous.

Les premiers immeubles ont été construits côté nord et côté place Graslin, le 1 rue Gresset dès 1793, le 3 rue Gresset en 1806 et le 1 rue Piron. Les réalisations ne commencent pas avant 1824 sur le côté sud du cours, sauf à l’angle de la rue des Cadeniers, où un étage au-dessus de la terrasse est construit dès 1806 (l’immeuble ne sera achevé qu’en 1838).

En 1824, tous les propriétaires, qui n’ont pas respecté le délai de 3 ans sont assignés à édifier leur immeuble. Trois chantiers se lancent alors : le 3 rue Piron, le 8 rue de l’Héronnière et le 9 rue Gresset. Un rappel fut notifié aux autres propriétaires en 1828, s’en suivent l’édification des 5-7-13-15 rue Gresset et du 10 rue de l’Héronnière.

En 1833, ce sont des condamnations qui tombent pour les derniers propriétaires. Le 11 rue Gresset et le 18 rue de l’Héronnière sont construits finalement, suivie d’une façade aveugle au 20 rue de l’Héronnière pour combler l’absence d’immeuble et parachever l’ensemble de la perspective. Cet immeuble ne sera finalement réalisé qu’en 1988.

C’est donc bien le dessin du programme initial qui a été réalisé quelle que soit l’année de construction de l’immeuble. L’ordonnancement a ainsi été respecté pour former in fi ne deux façades unitaires et identiques bordant le Cours.

Lorsque les bombardements détruisent une partie des façades en 1943, la reconstruction se fera « à l’identique» pour retrouver cette façade unitaire sur le Cours. En revanche, les matériaux de construction sont différents, en particulier la pierre de taille. Nous observons aujourd’hui, sur les parties reconstruites, des différences de teintes qui peuvent probablement être expliquées par l’emploi du Sireuil (beaucoup utilisé dans l’après-guerre) plutôt que le tuffeau d’origine. Ces immeubles reconstruits vont l’être également «à l’identique» sur les rues, seuls les intérieurs et en particulier les escaliers témoignent de cette époque moderne.

Photos des immeubles sinistrés par les bombardements

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